I orangel y a des canulars (hoaxes, en anglais) qui finissent, tant ils sont répétés, par devenir des évidences irréfutables.

La nocivité des produits "chimiques" sur la santé, et son corollaire, la non-nocivité des produits "naturels" en est un des plus solides : tout le monde est forcément d’accord, il faut éviter d’ingurgiter des saletés "chimiques" et ne se nourrir que de produits "naturels" qui, eux, sont bons pour la santé.

Lorsqu’on demande « qu’est-ce qu’un produit chimique, et qu’est-ce qui le distingue d ‘un produit naturel ? », la réponse vient de soi :

« Un produit chimique, c’est ce qui sort d’une usine chimique, c’est ce qui est contenu dans des flacons ou des bidons, c’est ce qui est marqué en tout petits caractères sur les étiquettes des produits alimentaires.
Les produits naturels, ce sont les produits qu’on trouve dans la nature :
Une plante, un morceau d’animal, de la terre, du sable, le sel de la mer etc… » 1

Mais, lorsqu’on demande des précisions, par exemple : « comme tout provient finalement de la nature, quel est le moment où un produit naturel devient chimique ? », les réponses (si elles viennent) commencent à perger.

Certains penchent pour l’opération physique de la chaleur qui fait irrémédiablement passer le naturel au chimique. Ils pensent par exemple au charbon, produit naturel provenant de la décompositions des plantes qui, lorsqu’on le chauffe jusqu’à le distiller donne des produits chimiques : le benzène (évidemment chimique), le toluène, le phénol, le crésol, la naphtaline, le goudron (beurk !) qui sont caractérisés par une odeur repoussante ainsi que par des propriété cancérogènes bien connues…

Oui, mais voilà, si l’application de la chaleur aux produits naturels conduit à la « chimicalisation » (pardon pour le néologisme) des produits naturels, alors, la cuisson serait elle-même chimicalisante ? Réponse (en général) : non. C’est une question de température atteinte.

Ah bon, et à partir de quelle température peut-on considérer que la chimicalisation commence ?

On voit bien que la discussion risque de devenir difficile. Et tout compte fait, la chaleur n’est peut-être pas le bon indicateur.

Alors, c’est peut-être une question d’âge du produit : le charbon, le pétrole, proviennent bien de la décomposition de produits naturels issus du vivant. Cependant, il s’est écoulé des millions d’années depuis, et cette fameuse « chimicalisation » a eu lieu au cours de ces millions d’années…

Mais, le problème du chiffrage revient aussitôt : « Au bout de combien de millions d’années peut-on considérer qu’un produit devient « chimique » ? Et on retombe sur les même difficultés que pour la température.

Pour corser le tout, et ajouter encore à la confusion, il y a des réactions chimiques qu’on considère pourtant comme évidemment naturelles . Par exemple, la fabrication du savon consistant à saponifier des huiles bien naturelles avec de la soude (tout ce qui a de plus chimique puisque issue de l’électrolyse (beurk !) du sel (ah, oui !) avec, comme coproduit, le chlore (rebeurk !)), cette fabrication est donc considérée comme naturelle et donne du savon d’Alep (ou d’ailleurs), des produits 100 % certifiés écolos et tout et tout…

Le monde est décidément bizarre…

Essayons donc une autre définition, en prenant cette fois, pour point de départ du raisonnement, le produit naturel, et tentons de voir ce qui le distingue du produit chimique.

D’abord, condition essentielle, il faut que ce produit soit issu du vivant. Cette définition exclut tout ce qui est minéral : le sable, les cailloux, le sel…
Diable, il y a beaucoup d’exclusions ! mais peut-être, cela en vaut la peine si cela peut nous conduire à une définition claire.

Prenons, par exemple du bois. Du bon bois dont on fait les bûches, et qui a poussé dans une forêt 100 % végétale, sans engrais, sans rien : juste l’eau de la pluie.

Là, c’est sûr, on tient un produit 100 % naturel qui ne peut que nous « faire du bien ».
Tiens, soumettons le à une petite distillation de rien du tout, et voyons ce qu’il en sort.

Si la distillation est un peu grossière, c’est à dire rapide et sans appareil sophistiqué qui sépare les différents constituants (ce qu’on appelle la colonne de distillation), la distillation donne un liquide plus ou moins coloré appelé « acide pyroligneux ».

Cependant, si on veut de nouveau séparer les constituants de cet acide pyroligneux par une distillation séparative, horreur ! parmi les produits qui « sortent », on trouve, en quantité appréciable … du méthanol, produit tout ce qui a de plus chimique qu’on appelle aussi alcool méthylique, qui rend aveugle celui qui en boit (trop). Tiens, au passage, notons que le cépage appelé noah donne, lui aussi, par fermentation alcoolique, des quantités appréciables de méthanol, et qu’il est, pour cette raison, interdit de culture.

Mais ce n’est pas tout. Plutôt que d’en faire une liste fastidieuse, voici un beau schéma tiré du numéro de juin 1926 de Science et vie.

arbre produit

C’est la chimie dans toute son horreur !


Evidemment, l’auteur de l’article (ou du dessin) a peut-être été un peu loin dans son désir de description de tous ces dérivés. Par exemple, je me demande comment on peut trouver du « chloroforme chimiquement pur » en distillant simplement du bois.

En outre, le bois en question est sans doute un feuillu, car, ne figurent, dans les extraits, ni essence de térébenthine ni colophane (ou acide abiétique) chère aux violonistes, et tirées toutes deux du bois des résineux.

Néanmoins, notre tentative de « déchimicalisation » se traduit par un échec cuisant : le bois, c’est vraiment plein de produits chimiques.

Je crois qu’il faut donc abandonner l’idée, bien que séduisante, de réduire le passage naturel au chimique à une seule opération physique.

Voici une autre piste : analysons plus précisément la succession des opérations chimiques, qui permettent de passer d’une matière première naturelle à un produit indiscutablement chimique pour voir si, par hasard, on pourrait détecter le passage, à un certain moment, du naturel au chimique à travers ces opérations, ce qui nous permettrait de détecter « l’opération de chimicalisation ».

Lorsqu’on met en présence 2 (ou plusieurs) produits chimiques dans des conditions précises de température et de pression, il se produit ce qu’on appelle une réaction chimique : les molécules d’un produit réagissent sur celles des autres pour conduire à la formation d’un nouveau produit. Il s’agit d’une étape classique de synthèse chimique. Par exemple, en chauffant de l’acide acétique (tiré auparavant par distillation du vinaigre, bien naturel) avec de l’alcool éthylique (tiré, lui aussi par distillation du vin, tout à fait naturel aussi), et qu’on chauffe le tout en ajoutant éventuellement (mais ce n’est pas obligatoire), de l’acide sulfurique, il se produit une estérification qui conduit à la formation d’acétate d’éthyle. Alors là, je crois qu’on tient la bonne solution qui va conduire à cette fameuse distinction chimique / naturel recherchée. Avec la synthèse de l’acétate d’éthyle, on est enfin passé au produit chimique.

D’ailleurs, l’acétate d’éthyle est bien chimique, puisqu’il figure en bonne place dans la composition de certains dissolvants de vernis à ongles, en tout petits caractères, critère essentiel pour définir un produit chimique comme expliqué plus haut.

Hélas, trois fois hélas ! Cette fameuse synthèse qu’on pensait pouvoir (enfin) définir la frontière entre le naturel et le chimique se produit aussi naturellement si on abandonne tout simplement le mélange d’acide et d’alcool à la température ordinaire. C’est simplement plus long, mais on arrive exactement au même résultat.

Et ce n’est pas un cas particulier : finalement, rien n’est plus naturel qu’une réaction chimique.

Essayons donc de prendre le problème par un autre bout. Prenons un bon produit naturel, et essayons de déterminer ses constituants, pour voir si, par hasard, ceux-ci ne seraient pas radicalement différents des produits dits chimiques.

Un bon produit, que l’on prend tous les jours et depuis longtemps de préférence (parce qu’il pourrait y avoir des effets à long terme imprévus. Enfin, c’est ce que pensent, entre autres, les anti-OGM).

Que pensez-vous du café ? Quoi de plus naturel que le café ? Cultivés sur les hauts plateaux des Andes, vendu de préférence à travers un système dit de commerce équitable, et amoureusement torréfié dans un antique torréfacteur… le produit réunit apparemment tous les critères souhaitables pour être déclaré sans ambiguïté, naturel.

Bon. Malheureusement, ce brave café se révèle, à l’analyse, contenir plus de 1000 composés chimiques différents. Fait plus inquiétant, on a testé seulement 29 de ces composés pour leur éventuelle toxicité (il en reste donc un millier dont on ne connaît aucune caractéristique toxicologique). Fait encore plus inquiétant : parmi les 29 composés du café connus et testés du point de vue toxicologique, 21 d’entre eux se sont révélés cancérogènes sur les pauvres rongeurs qui ont servi d’animaux d’expérience !

Ces produits sont, par ordre alphabétique : l’acétaldéhyde, le benzaldéhyde, le benzène, le benzofurane, le benzo(a)pyrène, l’acide caféique, le catéchol, le 1,2,5,6-dibenzanthracène, l’éthanol, l’éthylbenzène, le formaldéhyde, le furane, le furfural, le peroxyde d’hydrogène, l’hydroquinone, l’isoprène, le limonène, le 4-méthylcatéchol, le styrène, le toluène et le xylène.

Les 8 autres produits, non cancérogènes, se révèlent, par ailleurs être des toxiques plus ou moins puissants. Ce sont :

L’acroléine, le biphényle, la choline, l’eugénol, le nicotinamide, l’acide nicotinique, le phénol et la pipéridine.

Référence : The Carcinogénic Potency Project (Univ. Berkeley)

Mais peut-être, en choisissant le café, n’avons-nous pas choisi le bon produit naturel. Après tout, celui-ci est torréfié, ce qui est peut-être la cause de l’apparition de tous ces produits cancérogènes. (D’ailleurs, en y réfléchissant bien, l’action de la chaleur, c’est un peu le feu de l’Enfer2qui vient perturber le bon produit naturel).

Qu’à cela ne tienne. Prenons-en un autre.

comme on a surtout essayé de mettre en évidence les effets nocifs des produits dits chimiques en considérant a priori que les produits dits naturels n’étaient pas nocifs, on en est arrivé maintenant à associer les effets nocifs constatés aux seuls produits dits chimiques.

Tiens : prenons l’inoffensive salade. Horreur ! non seulement on y trouve naturellement des nitrates en quantité importante (pas des nitrates provenant de l’eau d’arrosage !) mais encore, on y trouve de l’acide caféique, ce cancérogène notoire déjà trouvé dans le café.

Bon : et le jus d’orange ? Danger ! il contient du d-limonène cancérogène.

Les champignons ? Danger à cause des hydrazines (je ne parle pas des champignons vénéneux…)

Il faut se rendre à l’évidence : il n’existe pas de frontière ou de distinction précise entre les produits dits naturels et les produits dits chimiques. Tous les produits sont « chimiques » et tous les produits sont « naturels ».

On peut faire une autre constatation : les produits dits chimiques sont en général mieux connus que les produits naturels en ce qui concerne leurs effets sur la santé. Mais comme on a surtout essayé de mettre en évidence les effets nocifs des produits dits chimiques en considérant a priori que les produits dits naturels n’étaient pas nocifs, on en est arrivé maintenant à associer les effets nocifs constatés aux seuls produits dits chimiques.

Il y a quelques années, j’avais eu l’honneur et l’avantage d’être questionné, à propos du projet européen REACH sur les produits chimiques que je gérais comme business manager. (Le projet REACH consistait à l’origine à évaluer la toxicité de tous les produits chimiques commercialisés en Europe. Il avait ensuite été décidé de commencer par tester les produits chimiques nouveaux). J’avais répondu, à l’époque que tous les éléments toxicologiques en notre possession concernant nos produits seraient naturellement mis à la disposition des experts de Bruxelles. J’avais ajouté que ce serait, à mon avis, une bonne idée d’inclure dans le projet, quelques-uns des produits naturels que nous consommons journellement. A ma connaissance, l’idée n’a pas eu de suite…

nous avons oublié la logique et nous nageons en pleine subjectivité. Nos décisions, y compris au niveau le plus élevé, relèvent, la plupart du temps, plus du passionnel que du rationnel.

Naturel, synthétique… finalement, en ce qui concerne notre attitude vis à vis des produits chimiques, nous avons oublié la logique et nous nageons en pleine subjectivité. Nos décisions, y compris au niveau le plus élevé, relèvent, la plupart du temps, plus du passionnel que du rationnel. Certains ont décidé pour nous une fois pour toutes de ce qui était bon ou qui ne l’était pas, sur la base de critères qui, on vient de le voir, ne valent pas grand chose.

On refuse de manger du bœuf en provenance d’Irlande parce qu’on y a trouvé des quantités infinitésimales de dioxine qui, à ma connaissance, (et je parle en connaissance du sujet) n’a jamais tué personne (seulement des animaux de laboratoire, particulièrement sensibles à ce produit, et le bétail de Seveso).

Mieux : on s’inquiète de la présence, dans les plastiques alimentaires, de produits comme le bisphénol A : On a trouvé des quantité vraiment faibles de bisphénol A dans les biberons en plastique, et on a aussi trouvé que le polycarbonate qui sert à protéger l’intérieur des tuyaux d’eau potable pouvait aussi en libérer des quantités encore plus infinitésimales. D’autre part, on a trouvé que ce bisphénol A pouvait provoquer, ingéré en quantité massive par des souris, des désordres hormonaux.

On a ensuite montré que le bisphénol A était métabolisé beaucoup plus rapidement chez l’homme (et sur des cobayes d’ailleurs volontaires) que sur les souris de laboratoire. On peut donc raisonnablement, dans ce cas, considérer que le risque est vraiment et définitivement nul.

Eh bien, il y a toujours des gourous pour dénoncer le danger présenté par le polycarbonate des biberons sur les bébés… si bien que le produit est aujourd'hui totalement interdit d'utilisation pour les biberons - et en dépit du fait que l'on ne possède aucune preuve réelle de sa nocivité.

Par contre, nous mangeons et nous buvons tous les jours allègrement et sans souci de nombreux produits contenant des substances connues pour leur caractère nocif voire mortel. (Je ne citerai pas le vin, contenant 10 à 20 % d’alcool éthylique, car je suis un membre actif et de longue date d'un Club d’œnologie…)


Décidément, le monde est bizarre…


(1) Notons que l'amiante est aussi un produit totalement naturel...
(2) Les alchimistes pensaient que toutes les substances étaient composées de seulement quatre éléments de base : l’Air, l’Eau, la Terre et le Feu (ou phlogistique), et que c’était simplement leurs proportions différentes qui leur donnaient leurs propriétés. La distinction évidente actuelle entre les produits chimiques et les produits naturels tire peut-être son origine de la présence supposée néfaste du Feu dans les premiers. Après tout, il n’y a que 200 ans que Lavoisier a démontré l’inexactitude des principes de l’alchimie, et la façon dont il a quitté ce monde nous montre sans ambiguïté que le Peuple n’était pas, à l’époque, tout à fait convaincu. L’est-il plus aujourd’hui ? That is the question…